Alain Challier, professeur aux Beaux-Arts

Il y a longtemps, c’était au siècle dernier, plus exactement en 1968, un éminent critique d’art de l’époque déclarait
dans une grande envolée lyrique devant une assemblée houleuse :  » L ‘art ne s’enseigne pas !  »

Saisissant au vol cette inoubliable affirmation, Malraux, ministre de la Culture, en tirait la logique conclusion :
trois jours après l’Ecole des Beaux-Arts et le Conservatoire de Musique de Paris étaient fermés.

C’est la mobilisation des étudiants, des enseignants, des personnels, de la population qui brisait le cordon de CRS
et ouvrait les portes de ces établissements.

Dans la décennie suivante, par la misère des budgets, la disparition des statuts des enseignants,
le manque de personnels, la dégradation des conditions matérielles de travail,
I’éclatement de l’Ecole d’Architecture, disséminée en unités pédagogiques sur tout le territoire,
les gouvernements qui se sont succédé n’ont cessé de porter des coups contre
les enseignements de l’art et de l’architecture.

Puis, en 1981 arriva Monsieur Culture, pardon, Monsieur Jack Lang :
on allait voir ce qu’on allait voir. On a vu.

Où en est-on plus de vingt ans après ?

Plus aucun véritable enseignement artistique de la maternelle à l’université, ce qui a pour effet,
dans les écoles nationales supérieures d’art plastique comme les Beaux-Arts et l’Architecture
ou les conservatoires de musique, de recevoir des étudiants qui,
bien que souhaitant poursuivre des études supérieures,
n’ayant aucun acquis dans les disciplines enseignées dans ces écoles,
abaissent le niveau général de ces établissements.

Cette politique, pratiquée depuis des décennies par tous les gouvernements,
équivaut à recevoir des étudiants en Sorbonne pour des études littéraires supérieures
qui ne sauraient ni lire, ni écrire.

Cette situation  » ubuesque  » est pourtant la réalité d’aujourd’hui et qui va en s’aggravant. En effet,
l’école ne serait plus un lieu où l’on « apprend », mais où l’on « s’exprime », l’on « s’épanouit »,
dixit madame Ségolène Royal. Mais madame… encore faut-il avoir acquis les moyens de « s’exprimer » !

Deuxième constat : en imposant l’autonomie budgétaire des établissements à partir de budgets misérables,
c’est d’une manière insidieuse la mise en place d’un véritable processus de privatisation. Les écoles,
les institutions doivent devenir rentables, c’est-à-dire être gérées comme des entreprises.

Exemple : depuis plusieurs années, une grande partie des locaux de l’école des Beaux-Arts, quai Malaquais,
sont loués fort cher par des privés pour y organiser toutes sortes de manifestations, défilés de mode,
grands mariages de riches banquiers, raouts de la  » jet society « , fêtes en tout genre.
Le cumul de toutes ces locations aboutit à ce que, deux mois par an, l’école est inutilisable pour l’enseignement.

De  » réformes  » en  » réformes « , de  » tables rondes  » en  » tables rondes « , nous assistons de fait à l’abandon
par l’Etat de toutes ses responsabilités garantissant l’accès à la culture pour tous.

Dernier exemple que je voudrais aborder : à l’ordre du jour du ministère de la Culture sont inscrites la  » réforme  »
de la profession d’architecte et parallèlement la  » réforme  » de l’enseignement de l’architecture.

Dans la préparation d’une conférence à la Maison des Sciences de l’Homme,
dans le cadre du  » Collège international de philosophie « , l’orientation est donnée :
on nous appelle à  » repenser politiquement la discipline architecturale pour l’accorder au présent « .
Quel présent ? Je cite :  » La réflexion sur la pratique architecturale devient essentielle
lorsqu’on envisage la précarité, l’exclusion et les massacres comme partie intégrante de la vie quotidienne…
N’est-il pas urgent de la considérer dans l’optique de l’économie mondialisée ?  »

Au moyen âge, il y avait l’inévitable, l’incontournable, la ravageuse épidémie de peste.
Aujourd’hui, nous devrions subir l’inévitable, l’incontournable et non moins ravageuse épidémie de la mondialisation.

Pour terminer, j’affirme que l’une des plus grandes richesses du patrimoine, peut-être la plus grande,
c’est la jeunesse, ce sont les générations futures.

Mobilisons-nous tous ensemble pour dire au plus haut sommet de l’Etat :
arrêtez cette politique de catastrophe qui entraîne au développement d’un véritable désert culturel pour des décennies.

Exigeons ensemble de l’Etat qu’il garantisse pour tous, pour la jeunesse en particulier,
l’accès à l’ensemble des connaissances acquises au cours de l’histoire de l’humanité !

Alain Challier